le banc de bruno martin

 

Ce banc dont la peinture verte s'écaille par endroits, le premier à droite avant le grand pont de bois quand on arrive de la Cité Internationale, ce banc, c'est le sien. C'est son banc. Le banc de Bruno Martin.

 

Il n'a pas écrit son nom dessus. D'autres se sont chargés à sa place d'entailler le bois et de graver à jamais des traces de leur passage. Karine aime Simon. Simon + Karine = amour. Love toujours.

 

Bruno connaît par coeur ces inscriptions. Elles l'accompagnent quand il est assis sur son banc, face au lac comme il serait face à la mer, guettant l'horizon sans mât. Parfois il se demande comment vont Karine et Simon. S'ils sont toujours ensemble. S'ils sont maintenant mariés, s'ils ont des enfants qu'ils emmènent parfois ici, au parc de la tête d'Or. Il se demande aussi si ce sont eux qui ont fait ces inscriptions ou si quelqu'un les a faites pour eux. Une camarade de classe ? Un ami vaguement jaloux ? Et le temps passe, aussi lentement que glissent les cygnes et les canards sur l'eau calme du lac, aussi vite et impalpable que les saisons dans les arbres.

 

Puis il est l'heure de reprendre le travail et Bruno se lève, donne quelques tapes sur son pantalon, s'en va et lance un dernier coup d'oeil derrière lui. C'est bon, il n'a rien oublié. Quelques pas plus loin, il jette la boule de papier en aluminium qui avait servi à emballer son sandwich, dans la poubelle située juste avant le grand pont de bois.

 

Aujourd'hui, un couple s'est assis sur son banc. Ils ont laissé à leur droite un peu d'espace, suffisamment pour que quelqu'un puisse se reposer là aussi. Bruno s'est arrêté. Il hésite.

 

Trop tard : une dame en jean et tee-shirt rose a pris la place. Elle ôte son sac et en sort un livre. La voici déjà à l'ouvrage, elle a retiré son marque-page et tient son livre à deux mains. Bruno regarde un peu plus loin, tous les autres bancs près du lac sont déjà occupés. Finalement, il choisit de s'asseoir dans l'herbe, à quelques mètres en amont de son banc.

 

Son sandwich n'a pas la même saveur que les autres jours. Trop de beurre peut-être, ou bien pas assez de tomates. En tout cas, il n'est pas aussi bon que d'habitude. Et d'ici, on ne voit pas bien le tendre manège des canards au bord de la rive.

 

Bruno fronce les sourcils, mécontent. Des yeux, il cherche un gardien.

 

Monsieur, on m'a pris mon banc.

 

 

Deux fleuves et un parc (Virginie Mitel)
Toute reproduction interdite. Publication aux éditions Dominum - Copiedouble. Copyright 2009
Ouvrage disponible sur le site pour 5 euros.